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emil cioran
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«Aucune volupté ne surpasse celle qu'on éprouve à l'idée qu'on aurait pu se maintenir dans un état de pure possibilité. Liberté, bonheur, espace - ces termes définissent la condition antérieure à la malchance de naître. La mort est un fléau quelconque ; le vrai fléau n'est pas devant nous mais derrière. Nous avons tout perdu en naissant. Mieux encore que dans le malaise et l'accablement, c'est dans des instants d'une insoutenable plénitude que nous comprenons la catastrophe de la naissance. Nos pensées se reportent alors vers ce monde où rien ne daignait s'actualiser, affecter une forme, choir dans un nom, et, où, toute détermination abolie, il était aisé d'accéder à une extase anonyme. Nous retrouvons cette expérience extatique lorsque, à la faveur de quelque état extrême, nous liquidons notre identité et brisons nos limites. Du coup, le temps qui nous précède, le temps d'avant le temps, nous appartient en propre, et nous rejoignons, non pas notre figure, qui n'est rien, mais cette virtualité bienheureuse où nous résistions à l'infâme tentation de nous incarner.»
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« Comme elle a été grande, la France ! De l'individualisme et du culte de la liberté pour lesquels, autrefois, elle avait versé son sang - elle n'a retenu, dans sa forme crépusculaire, que l'argent et le plaisir. Quand vous ne croyez en rien, les sens deviennent religion. Et l'estomac une finalité. Le phénomène de la décadence est inséparable de la gastronomie. Depuis que la France a renié sa vocation, l'acte de manger s'est élevé au rang de rituel. Les aliments remplacent les idées. Les Français savent qu'ils mangent depuis plus d'un siècle. Du dernier paysan à l'intellectuel le plus raffiné, l'heure du repas est la liturgie quotidienne du vide spirituel. Le ventre a été le tombeau de l'Empire Romain, il sera inéluctablement le tombeau de l'Intelligence française. Rien n'est plus gênant que de voir une nation qui a abusé - à juste titre - de l'attribut « grand » grande nation, grande armée, la grandeur de la France - , se dégrader dans le troupeau humain haletant après le bonheur. La France n'a plus de destin révolutionnaire, parce qu'elle n'a plus d'idées à défendre. Les peuples commencent en épopées et finissent en élégies. » Cioran De la France fut écrit en roumain en France, en 1941. Cioran trentenaire, auteur de cinq livres, aime avec scepticisme, déteste avec amour et joue de la plume avec maestria. Le portrait qu'il fait de la décadence de la France est d'autant plus cinglant, qu'il est dramatiquement actuel.
Ce texte émaillé de mots en français, laisse percevoir le tournant dans l'écriture de Cioran, qui décide quelques années plus tard d'abandonner la langue roumaine.
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Le crépuscule des pensées est l'un des derniers ouvrage que Cioran rédigea en roumain. Ce livre veut décrire l'envers de cet individu capable de flammes, d'élans barbares et d'explosion.
La souffrance y est présentée comme un signe d'existence, la destruction, louée comme un principe de création et la conscience, rejetée au profit d'une orgie intérieure, d'une ivresse infinie et exaltée. Quant à la règle de vie qui s'y exprime : Être à chaque instant à la limite de son être, elle amène son auteur à un éloge de l'irrationnel de la vie contre l'esprit.