«La raison humaine a cette destinée particulière, dans un genre de ses connaissances, d'être accablée de questions qu'elle ne peut écarter ; car elles lui sont proposées par la nature de la raison elle-même, mais elle ne peut non plus y répondre, car elles dépassent tout pouvoir de la raison humaine. Ce n'est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part de principes dont l'usage est inévitable dans le cours de l'expérience, et en même temps suffisamment garanti par elle. Avec leur aide, elle s'élève toujours plus haut (comme le comporte aussi bien sa nature) vers des conditions plus éloignées. Mais, s'apercevant que, de cette manière, son oeuvre doit toujours rester inachevée, puisque les questions ne cessent jamais, elle se voit contrainte de se réfugier dans des principes qui dépassent tout usage possible d'expérience, et qui pourtant paraissent si peu suspects que la raison humaine commune elle-même se trouve en accord avec eux. Mais, par là, elle se précipite dans l'obscurité et des contradictions, d'où elle peut certes conclure que cela doit tenir à des erreurs cachées quelque part, mais sans pouvoir les découvrir, parce que les principes dont elle se sert, comme ils vont au-delà des limites de toute expérience, ne connaissent plus désormais de pierre de touche prise à l'expérience. Le champ de bataille de ces combats sans fin, voilà ce qu'on nomme Métaphysique.»
La partie technique de la morale kantienne est dans l'interprétation que Kant a donnée de ce caractère sacré du devoir qui s'oppose dans la conscience humaine, comme une sorte d'absolu, à tous les conseils de l'habileté et de la prudence, comme une chose immuable dans tous les changements de circonstances et d'intérêts. Rousseau l'explique par un « instinct divin » ; mais, pour Kant, universalité signifie rationalité ; si le devoir commande universellement, c'est qu'il est, en son fond, rationnel : dans ce passage est le point délicat de la Métaphysique des moeurs [...].
Emile Bréhier.
Publiés en 1785, les Fondements de la métaphysique des moeurs jettent les bases des philosophies de la liberté qui se développèrent au xixe siècle. Kant y affirme, notamment, la nécessité d'une philosophie morale pure, débarrassée de toutes les scories portées par l'empirisme, et entreprend de rechercher et de déterminer le principe suprême de la morale. Ce seront alors les célèbres « impératifs catégoriques » : « Agis selon une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle » ; « Agis de telle sorte que tu uses de l'humanité, en ta personne et dans celle d'autrui, toujours comme fin, et jamais simplement comme moyen » ; « Agis de telle sorte que ta volonté puisse se considérer elle-même, dans ses maximes, comme législatrice universelle. » Introduction de Monique Castillo.
Traduction, notes et postface de Victor Delbos.
Longtemps sous-évaluée dans la tradition exégétique, la Critique de la faculté de juger (1790) réapparaît aujourd'hui, au fil du libre dialogue entretenu avec elle par une série de philosophes contemporains, pour ce qu'elle est vraiment : le couronnement du criticisme en même temps que l'un des plus profonds ouvrages auxquels la réflexion philosophique a donné naissance. En organisant sa réflexion autour de trois axes (la finalité de la nature, l'expérience esthétique, les individualités biologiques), Kant affrontait le problème de l'irrationnel qui, à travers le défi lancé aux Lumières par Jacobi, faisait vaciller la toute-puissance de la raison. Cette traduction, qui invite à relire la Critique de la faculté de juger à partir de sa première introduction, laissée inédite par Kant, montre que consolider la rationalité, c'était aussi sauver l'unité de la philosophie par la mise en évidence de l'articulation entre raison théorique et raison pratique. Véritable lieu de la politique kantienne selon Hannah Arendt, émergence d'une pensée de la communication selon Jürgen Habermas ou Karl Otto Apel, la dernière des trois Critiques constituait ainsi, surtout, la réponse la plus subtile de la modernité à l'antirationalisme naissant.
« La loi morale est sainte (inviolable). L'homme est sans doute très éloigné de la sainteté, mais il faut que l'humanité dans sa personne soit sainte pour lui. Dans la création tout entière, tout ce que l'on veut, et ce sur quoi on a quelque pouvoir, peut aussi être employé simplement comme moyen ; l'homme seul, et avec lui toute créature raisonnable, est fin en soi-même. Il est, en effet, grâce à l'autonomie de sa liberté, le sujet de la loi morale, laquelle est sainte. C'est précisément en raison de cette liberté que toute volonté, même la volonté propre à chaque personne et dirigée sur elle-même, est bornée par la condition de l'accord avec l'autonomie de l'être raisonnable, à savoir de ne le soumettre à aucune intention qui ne serait pas possible suivant une loi pouvant trouver sa source dans le sujet même qui pâtit, et donc de ne l'utiliser jamais simplement comme moyen, mais en même temps en lui-même comme une fin. Cette condition, à bon droit, s'impose, pour nous, même à la volonté divine relativement aux êtres raisonnables dans le monde, en tant qu'il s'agit de ses créatures, parce qu'elle repose sur la personnalité de ceux-ci, par laquelle seule ils sont des fins en soi.» Kant
«Kant (1724-1804) est un professeur : c'est à travers son enseignement et ses lectures que sa pensée acquiert sa forme propre. Il marque la fin de la métaphysique sous son aspect dogmatique : s'interrogeant sur le pouvoir de connaître, il montre qu'il n'est pas à la mesure de sa prétention à saisir l'inconditionné. Mais il a pris au sérieux l'ambition métaphysique, qu'il attribue à la raison elle-même. L'inconditionné, refusé au savoir, mais manifesté dans l'autonomie de la raison pratique et anticipé dans l'espérance, est le vrai fil conducteur de sa pensée qui le découvre non plus dans l'objet mais dans l'acte, la spontanéité et la liberté.» Alexandre J.-L. Delamarre.
La Religion (1793) confronte la raison à deux énigmes.
D'une part, comment le mal commis est-il possible ? Nous jugeons les auteurs des maux infligés aux êtres humains par d'autres êtres sans douter de leur appartenance à l'humanité (puisque nous ne jugeons que des humains), alors que le choix de les commettre est, pour un être raisonnable, incompréhensible. Énigme d'autant plus forte que l'humanité commet infiniment plus de maux qu'elle ne fait le bien.
D'autre part, la croyance est une énigme pour l'incroyant, comme l'incroyance l'est pour celui qui croit. C'est ainsi toute une part du référentiel selon lequel chacun déchiffre le monde qui nous reste mystérieuse dans les relations interpersonnelles, lors même que la pratique d'un culte est le plus souvent publique.
Le rapprochement des deux problèmes ainsi posés à la raison fait l'unité d'un livre qui, au moment où le projet des Lumières apparaît de nouveau d'actualité, en interroge pour nous à la fois les ressources et les limites.
Thomas de Quincey - pour marquer la prépondérance de Kant dans la philosophie occidentale - osait affirmer que si un lecteur prétendait être indifférent à sa philosophie, il faudrait supposer qu'il soit «parfaitement inintellectuel» ou, encore, « feindre, par politesse, de supposer le contraire».
Avec ce tome III s'achève, dans la Pléiade, la publication des oeuvres du philosophe. Le lecteur, saisissant - ne serait-ce qu'intuitivement - les modifications apportées aux structures de la pensée par la construction de Kant, pourra ainsi avoir un libre et facile accès à l'-uvre d'un des philosophes qu'on ne peut «éviter». On sait trop que c'est à Kant d'abord qu'Heidegger dut s'affronter.
L'éditeur a voulu restituer les oe uvres dans la simplicité de leur évolution chronologique. Si on peut penser que ce dernier volume n'apporte plus de découvertes majeures (il ne faudrait néanmoins pas oublier de quel poids la Métaphysique des moeurs pèse sur nos sociétés et ne pas nier que nous relevons encore du fantasme d'un Projet de paix perpétuelle), on pourra cependant mesurer de quel incessant travail de reprise et d'affinement la pensée de Kant est capable. Ferdinand Alquié - le maître d'oeuvre de cette publication - déclarait qu'«une édition de Kant n'est pas une thèse sur Kant». C'est donc à un humble travail de balisage que se sont attachés ses divers collaborateurs pour guider l'homme curieux - donc susceptible de philosopher - dans cette oeuvre gigantesque qui, incontestablement et peut-être à notre insu -, nous a tous «fondés».
Ce volume contient : Les écrits de 1792-1793 : La religion dans les limites de la simple raison - Lettres à Fichte (1792-1793) - Sur le lieu commun : Il se peut que ce soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne vaut point. Des réflexions sur la fin de toutes choses à l'examen d'un prétendu droit de mentir par humanité : La fin de toutes choses - Projet de paix perpétuelle - À propos de l'ouvrage de Sömmering sur l'organe de l'âme - Sur un ton supérieur nouvellement pris en philosophie - Annonce de la prochaine conclusion d'un traité de paix perpétuelle en philosophie - Sur un prétendu droit de mentir par humanité. La métaphysique des moeurs et le conflit des facultés : Métaphysique des moeurs - Lettres à Tieftrunk - Le conflit des facultés. Anthropologie et pédagogie : Anthropologie du point de vue pragmatique - Propos de pédagogie. oeuvres inachevées : Déclaration à l'égard de la doctrine de la science de Fichte - Sur la question mise au concours par l'Académie royale des Sciences pour l'année 1791 : Quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff?.
Trad. de l'allemand par Ferdinand Alquié, Alexandre J.-L. Delamarre, Victor Delbos, Jean Ferrari, Luc Ferry, François de Gandt, Pierre Jalabert, Jean-René Ladmiral, Marc de Launay, Bernard Lortholary, François Marty, Joëlle et Olivier Masson, Alexis Philonenko, Alain Renaut, Jacques Rivelaygue, Jean-Marie Vaysse, Heinz Wismann et Sylvain Zac. Édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié avec la collaboration de Claude Berry, Luc Ferry, Pierre Jalabert, François Marty, Joëlle et Olivier Masson, Alexis Philonenko, Alain Renaut, Jacques Rivelaygue et Heinz Wismann.
«Kant (1724-1804) est un professeur : c'est à travers son enseignement et ses lectures que sa pensée acquiert sa forme propre. Il marque la fin de la métaphysique sous son aspect dogmatique : s'interrogeant sur le pouvoir de connaître, il montre qu'il n'est pas à la mesure de sa prétention à saisir l'inconditionné. Mais il a pris au sérieux l'ambition métaphysique, qu'il attribue à la raison elle-même. L'inconditionné, refusé au savoir, mais manifesté dans l'autonomie de la raison pratique et anticipé dans l'espérance, est le vrai fil conducteur de sa pensée qui le découvre non plus dans l'objet mais dans l'acte, la spontanéité et la liberté.» Alexandre J.-L. Delamarre.
Anthropologie du point de vue pragmatique "Le champ de la philosophie au sens cosmopolitique peut se ramener aux question suivantes : 1. Que puis-je savoir ? 2. Que dois-je faire ? 3. Que m'est-il permis d'espérer ? 4. Qu'est-ce que l'homme ? La première question correspond à la métaphysique, la deuxième à la morale, la troisième à la religion et la quatrième à l'anthropologie. Mais on pourrait toutes les ramener à l'anthropologie, car les trois premières questions se rapportent à la dernière." C'est en 1798 que Kant publie l'Anthropologie du point de vue pragmatique, son dernier ouvrage. L'homme y est étudié dans ses comportements, ses actions, ses conduites. Réflexion sur le passage de la nature à la liberté, l'Anthropologie participe au projet de résoudre le difficile problème problème de l'unité de la philosophie. Ce faisant, Kant prépara aussi à sa manière la naissance des sciences de l'homme.
Tandis que la tendance générale de la pensée antique et médiévale était de glorifier la guerre ou, à tout le moins, de défendre ce qu'il était alors convenu d'appeler "la juste guerre", l'idée de paix, depuis le xviie siècle, a préoccupé les esprits au point de devenir un philosophème puissant.
[... ] C'est seulement avec le XVIIe siècle que l'homme, dont le bon sens et la raison sont alors déclarés "la chose du monde la mieux partagée", comprend enfin le prix de la paix. cela ne signifie pas la disparition des guerres. Mais tandis que les ouvrages de droit ne parlent plus seulement du jus belli, mais du "droit de la guerre et de la paix", se succèdent et se multiplient les "projets de paix", d'une paix que l'on considère même généralement comme pouvant être "perpétuelle".
(S. Goyard-Fabre, Les difficultés invincibles des "projets de paix perpétuelle" in L'Année 1796, sur la paix perpétuelle, Vrin, 1998).